Lombard le barbare
La presse "traditionnelle" – papier,
audio-visuelle – est bien gentille avec Didier Lombard. On y relate platement
sa mise en examen, on évoque sobrement le rapport de l’inspection du travail
qui "met en cause la politique de gestion du personnel" sans
détailler son contenu, et on s’étale sur sa ligne de défense.
À la lire, notre pauvre ex-PDG de France Telecom n’est pas
un mauvais bougre : il voulait juste "sauver l’entreprise et ses
emplois", une entreprise plombée par son irruption soudaine dans le monde
sauvage de la concurrence (c’est vrai que personne ne l’y avait préparée au
cours des dix années précédentes…), aggravée par "des règles […]
particulièrement défavorables que les pouvoirs publics [lui] ont imposées[1]".
On en pleurerait presque.
Passons rapidement sur l’expression "sauver des
emplois" s’agissant d’un plan qui visait à en supprimer 22 000 – on est
habitués depuis longtemps maintenant au "dictionnaire novlangue" des
malfaisants qui nous gouvernent – et venons-en au cœur du sujet : Didier
Lombard est-il oui ou non responsable des nombreux suicides de salariés
intervenus dans son entreprise en 2008 et 2009 ?
À cet égard, faire l’impasse sur le détail des attendus du
rapport de l’inspection du travail est au minimum indigent, de la part du
journaliste, voire carrément tendancieux. Qui, dans le grand public, y compris
parmi les personnels concernés, sait réellement ce qui a été fait dans le cadre
du "Plan Next" mis en place par Didier Lombard et son équipe, et plus
précisément du plan "ACT", son volet "RH" ? Qui se
souvient que 4 000 cadres et agents de maîtrise ont été sélectionnés pour
suivre un "stage de management" dont l’esprit relève de véritables
méthodes de tueurs ?
Quand une diapo de l’une des présentations du stage, intitulée
"le positionnement du salarié et les phases du deuil" précise que
celui-ci passera par six étapes (l’annonce de la mutation, le refus de
comprendre, la résistance, la décompression, la résignation, l’intégration),
que l’étape "décompression" est sous-titrée "Tristesse, absence
de ressort, désespoir, dépression", peut-on croire ces quatre mille
"managers", affirmant qu’ils n’ont "pas imaginé" que
"certains allaient craquer", et les absoudre, eux, leurs formateurs,
leurs donneurs d’ordres, au nom des contraintes du sacro-saint marché, comme si
rien ne s’était passé ?
Suis-je passible du désormais célèbre "point
Godwin" si je me hasarde, d’aventure, à rappeler que voici un peu plus de
soixante-cinq ans, certains se défendirent en affirmant, au choix, qu’ils
"ne savaient pas" ou qu’ils n’avaient fait "qu’obéir aux
ordres" ?
Comme les sujets de l’expérience de Milgram, ces
quatre-mille-là se sont laissé aller à "jouer à Dieu" sous la
couverture de leurs prescripteurs. Parmi ceux qui ont causé des morts, ceux qui
ont une conscience devront finir leur vie avec ce poids. Ceux qui n’en ont pas
devraient au minimum comparaître aux côtés de Didier Lombard, même si je sais
qu’aucun syndicat n’ira porter plainte contre eux.
On lit ici et là, sous la plume d’internautes anonymes
salariés du privé que ce qu’ont subi les France Telecom est peu de choses en
comparaison de ce que vivent au quotidien les employés d’autres secteurs. C’est hélas probablement vrai. Pourtant, au risque d’être gravement "politiquement
incorrect", j’aimerais qu’on s’interroge sur les motivations qui ont
poussé, à une époque de plein emploi, certains individus à choisir de s’engager
dans un secteur "surprotecteur", au détriment de l’intérêt du
travail, au risque de subir une hiérarchie pesante, castratrice, sclérosée,
adepte de la non-décision et du "parapluie". La vérité, que personne
n’ose proférer tout haut, c’est sans doute qu’une grande partie de ces gens
n’avaient pas suffisamment confiance en eux-mêmes, en leurs capacités de travail et d'adaptation, en l’avenir,
pour affronter bille en tête le monde du "vrai travail".
C’est cette population, plus fragile que les autres, et
trahie, au surplus, puisque clairement ce n’est pas "pour cela qu’ils
avaient signé" à l’occasion de leur embauche, que Lombard et ses complices
ont malmenée sans scrupule, tirant carrément sur l’ambulance.
Vous ne pouvez pas, Monsieur Lombard, prétendre que vous n’y
êtes pour rien et que vous ne saviez pas. Vous saviez[2].
Vous saviez et vous en avez décidé sciemment, faisant fi des probables
"victimes collatérales" de votre plan et de vos méthodes.
Ce n’est pas de harcèlement moral ni de mise en danger de la
vie d’autrui que vous devriez être accusé aujourd’hui. C’est de meurtre avec
préméditation.
[1]
Cette formulation est due à son avocat. Très exactement « des règles de
concurrence particulièrement défavorables que les pouvoirs publics ont imposées
à cette entreprise », cf. Le Monde - Économie du 4 juillet 2012